L'homme Cactus

L'homme Cactus

George était épuisé. Épuisé de penser. Épuisé de réfléchir. Épuisé de ressentir. Épuisé de souffrir. Il souffrait psychologiquement, mais aussi physiquement. Son dos, ses genoux, ses bras, ses os, ses nerfs, son corps entier était douloureux. D’ailleurs il haïssait l’idée que celui-ci soit composé d’os et de nerfs, mais également d’organes, de chair et de sang. Il haïssait le fait d’être un humain, tout simplement.

Il aurait pu mettre un terme à tout cela. Il aurait pu faire comme son grand-père, acheter une corde, aller dans la grange, monter sur une botte de foin ou un tabouret et se pendre. Mais il ne savait pas faire de nœuds coulants. Et surtout, il ne voulait pas mourir. Il voulait vivre. Mais plus en tant qu’être humain. C’était trop douloureux. Il voulait devenir autre chose.

Pour trouver une alternative, il avait feuilleté les magazines de sciences qui traînaient dans sa vieille bibliothèque et visionné de nombreux films. Après de longues heures de réflexion, il se décida enfin. Il voulait devenir un cactus. Pas un géranium, ni même un chêne ou un érable, mais bel et bien un cactus. La révélation lui était apparue en regardant un western avec John Wayne, le plus célèbre cowboy du far-west. Ce dernier traversait le désert à cheval avec d’immenses cactus à ses côtés. Ils étaient grands, beaux et majestueux. C’était ce qu’il désirait devenir : grand, beau et majestueux. Lui qui était plutôt petit et dont le physique penchait plus vers la laideur que la banalité, il prendrait une sacrée revanche en devenant un de ces merveilleux cactus. Il serait digne d’apparaître aux côtés de John Wayne au lieu de rester toute sa vie enfermée dans sa ferme auprès de ses vaches. Et surtout, il ne souffrirait plus. Il serait débarrassé de ses os, de sa chair, de ses organes et de la capacité de penser. Terminées les nuits d’insomnie à se tourner dans son lit au rythme de ses angoisses et de ses supplices corporels. Terminées les longues journées de travail à remuer la paille et à écouter les meuglements désespérés des vaches en partance vers l’abattoir. Il ne voulait plus jamais être complice de ces massacres qui le hantaient depuis l’enfance.

Il avait bien essayé de s’échapper de cet endroit maudit lorsqu’il était gamin. Il s’était fabriqué un sac à dos de fortune avec un vieux morceau de tissu et du fil, puis il avait pris quelques cookies dans la boîte à gâteaux et avait fait du stop jusqu’à ce que ses maigres denrées viennent à lui manquer. Mais son père l’avait retrouvé seulement trois jours plus tard, endormi et affamé, dans une grange abandonnée. C’est le voisin qui l’avait dénoncé, car il n’était pas allé bien loin avec ses cinq cookies et sa gourde à moitié vide. Il avait reçu une raclée mémorable composée des coups de ceintures habituels auxquels étaient venus s’ajouter des coups de pieds et des coups de poings. Il en gardait encore les cicatrices, sur le visage et dans le dos. Cette fichue gueule et ce maudit dos dont il souhaitait aujourd’hui se débarrasser.

George pensa à ce jour malheureux en refermant son livre sur les plantes. S’il n’avait pas été un humain à ce moment-là, mais déjà un cactus, son père n’aurait pas pu le tabasser sans se piquer sur les centaines d’épines qui auraient composé son corps. Et même s’il s’était équipé pour supporter les piqûres des épines, George n’aurait pas ressenti la douleur. Les coups de ceintures ne lui auraient pas lacéré le dos et le visage. Les coups de pieds ne l’auraient pas privé de son souffle. Il ne se serait pas évanoui dans son propre sang et réveillé douze heures plus tard, marqué à vie. Si seulement il avait été un cactus ce jour-là. Cela faisait déjà dix ans que son père était mort et il lui en voulait toujours. Cette incapacité à lui pardonner avait fini par le pourrir de l’intérieur.

Cet ultime souvenir le conforta dans sa décision de se transformer en cactus. En Saguaro, plus précisément. Il prit les clefs du pick-up et roula jusqu’à la jardinerie qui se trouvait à l’entrée de la ville. Il passa de longues heures dans les allées à admirer leurs épines et leur forme phallique, lui qui n’avait jamais pu ériger quoi que ce soit de sa vie. Sous le regard apeuré des enfants à la vue de son visage déformé par les cicatrices, il choisit les vingt plus beaux et plus conséquents cactus en pots de la jardinerie et les entreposa à l’arrière de son pick-up poussiéreux. Il rentra à la ferme en arborant un rictus nerveux, presque involontaire, dévoilant ses dents manquantes. Il croisa son reflet dans le rétroviseur, cessa immédiatement de sourire, et appuya de plus belle sur la pédale de l’accélérateur.

Il installa les cactus au soleil, devant la véranda et en choisit un pour débuter sa transformation. Il commencerait par une jambe. La gauche ou la droite, il n’avait pas encore décidé. Il monta dans la chambre de son père, ouvrit la grande armoire et sortit la mallette de couture qui appartenait à sa mère. Elle était morte en le mettant au monde, mais son père avait conservé toutes ses affaires. C’est d’ailleurs dans cette chambre qu’il l’avait frappé pour la première fois. Lorsqu’il l’avait surpris portant la robe préférée de sa mère, un collier de fausses perles autour du cou.

Il descendit les escaliers à vive allure et s’installa dans la grange où il avait improvisé sa table d’opération avec sa table de cuisine, une bâche, un scalpel, du fil et une aiguille. Pour le moment, c’est tout ce dont il avait besoin pour la greffe. Il enfonça doucement le scalpel dans le cactus et y découpa de quoi transformer entièrement la face supérieure de sa cuisse, puis déposa la tenture épineuse sur la table. À présent, il devait en faire de même pour sa peau. Sa main se mit à trembler. Il savait que ça pourrait arriver, alors il avait prévu une grande bouteille de scotch pour se donner du courage et aussi pour que la douleur soit plus supportable. Il appuya la pointe du scalpel sur son épiderme poilu et rougeâtre jusqu’à ce qu’une goutte de sang vienne glisser le long de sa cuisse. C’était douloureux, mais bientôt il ne ressentirait plus rien, c’est sur cet objectif qu’il devait se concentrer. Il but une grande gorgée de scotch et continua à découper sa peau jusqu’à en retirer un rectangle sanguinolent de la même taille que celui qu’il avait réalisé dans le cactus. Épuisé, éméché et trempé de sueur, il passa à l’étape suivante : coudre la peau du cactus à l’emplacement vide de sa propre peau. Il regretta de ne pas avoir passé le fil dans le chas avant d’avoir commencé à boire, mais quand il y parvint enfin, il débuta une véritable chorégraphie de la main à sa cuisse en passant par la bouteille de scotch presque vide. L’aiguille transperçait, se faufilait puis survolait les épines tout aussi piquantes qu’elle pour venir se loger dans la chair douloureuse de George. En une dizaine de minutes, il était parvenu à coudre la peau du cactus sur sa cuisse. Heureux et totalement ivre, il s’endormit à moitié nu sur sa table d’opération, au milieu des vaches et des bottes de foin.

Lorsqu’il se réveilla le lendemain matin, l’esprit embrumé, il mit un moment avant d’oser regarder sa cuisse. Si la greffe n’avait pas fonctionné, il devrait continuer à être George, un humain fait de chair, de sang et de pensées tortueuses. Un fermier misérable qui détestait sa vie mais ne souhaitait pas mourir. Pourtant, déjà, il se sentait différent. Il baissa les yeux et constata que la greffe s’était étendue : sa jambe toute entière s’était transformée en cactus ! Il osait à peine y croire, à la place de sa cuisse, de son mollet et de son genou, un bras entier de Saguaro s’était formé, d’un vert éclatant, légèrement brillant et recouvert de lignes d’épines plus foncées.
Sa transformation fonctionnait et il n’avait plus mal au genou ! George courut en clopinant jusqu’à sa maison pour aller chercher une autre bouteille de scotch, mais également de l’eau et à manger. Puis revint dans la grange quelques minutes plus tard pour continuer la greffe sur une autre partie de son corps. Il débuta le même processus que la veille et retira, de sa poitrine à son nombril, un grand carré de peau pour le remplacer par celle d’un second cactus. Ce fut plus douloureux et une fois encore, après avoir terminé l’opération, George s’endormit au milieu de la grange, sur la bâche recouverte de sang.
À son réveil, il avait toujours la gueule de bois mais ni la faim, ni la soif ne lui tiraillait l’estomac ou le gosier et il comprit aussitôt pourquoi lorsqu’il constata que son tronc tout entier était devenu celui d’un cactus.

Sa transformation était encore plus rapide qu’il ne l’avait espéré. Il lui faudrait encore quelques jours seulement pour devenir entièrement un Saguaro et pouvoir trôner fièrement aux côtés de John Wayne. Il sera très bientôt beau, grand et majestueux et tout le monde l’admirera. Il ne sera plus un humain, il ne souffrira plus et les chevaux montés par le plus célèbre des cowboys galoperont autour de lui à la place de ses pauvres vaches destinées à l’abattoir.

Il continua à greffer la peau des cactus à la place de sa propre peau sur plusieurs parties de son corps et lorsque vint le tour de sa seconde jambe, il se plaça à l’avance dans un pot rempli de terre. Il pourra ainsi être facilement transporté jusqu’à John Wayne et trôner dignement sur les plateaux de cinéma au lieu de crever seul dans sa ferme.

En une nuit, sa seconde jambe se transforma elle aussi en bras de cactus avant de venir se fondre dans le tronc qu’avait formé son buste et prendre racine dans le pot qu’il avait spécialement choisi pour devenir le plus désiré des cactus. Il ne lui restait plus que son visage et un bras, qui commençait lui-même à prendre la forme d’un bras de Saguaro, pour terminer sa transformation. Il devait être rapide avant que sa main ne se métamorphose totalement. Heureusement, il avait pensé à placer un miroir face au pot dans lequel il avait pris racine pour pouvoir greffer la cuirasse du cactus sur sa joue. Il termina l’opération à temps, alors que ses doigts commençaient déjà à adhérer les uns aux autres pour venir finalement former le bout d’un bras de Saguaro. Il vit le fil et l’aiguille tomber au sol, sous le regard étonné de ses vaches.

À présent, il n’avait plus qu’à attendre que son crâne, son cerveau et ses cicatrices disparaissent eux aussi sous l’épiderme épineux du cactus. Il sentit la sève remplacer son sang et ses angoisses disparurent. Ses souvenirs et sa douleur lui échappèrent jusqu’à se dissoudre entièrement dans les pigments de chlorophylle.

Il avait achevé sa métamorphose.

Il était devenu un cactus. Il ne ressentait plus aucune souffrance, il n’était plus composé de chair, d’os et d’organes, il avait simplement conscience d’être une plante et d’être relié à la nature. À présent, il n’avait plus qu’à attendre qu’on vienne le chercher et qu’on le mène jusqu’à son idole. Loin de cette ferme. Loin de ses vaches. Loin de sa vie passée en tant qu’être humain.

Ce n’est que deux semaines plus tard, lorsqu’un voisin trouva les vaches abandonnées et amaigries, que les gens du village constatèrent la disparition de George. Un avis de recherche fut émis, mais personne ne prit réellement la peine de le chercher. La ferme fut rachetée et les nombreux cactus, dont celui qui trônait au milieu de la grange -le plus grand, le plus beau et le plus majestueux de tous-, offerts à la jardinerie à l’entrée de la ville.

Beaucoup de personnes passèrent devant ce magnifique Saguaro, mais c’est Sally qui l’acheta finalement, pour le mettre dans la ferme où elle venait d’emménager pour élever des vaches.

© Tous droits réservés - Jessica Châtel 

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